Autrefois, sur les rives du Viaur, il y avait un ermite et son coucou. L’ermite s’appelait Grégoire. C’était un grand sage qui avait fui les vaines gloires du monde pour s’adonner à la médiation solitaire. Il s’était construit une cabane de genêts. Il se nourrissait de glands ou de châtaignes ; et de terre-noix quand il ne trouvait pas autre chose. Il passait le plus clair de son temps en interminables médiations, les yeux absents et les mains jointes : Qui sait si le souffle de l’homme monte vers le ciel ? Et si le souffle de la bête descend sous la terre ? C’est ainsi que parle Qohélèt qui était roi à Jérusalem.
L’ermite voulait comprendre ces paroles. Nuit et jour, il les tournait et les retournait dans la tête ; si bien que le saint homme en devenait tout sec et qu’il en oubliait ses autres devoirs et toutes ses prières. Mais le bon Dieu, pour le corriger, se servit du coucou.
Le coucou, lui, n’avais pas de nom. Il venait chanter, chaque printemps, sur la cabane de l’ermite. Puis, à la saison des gerbiers, il partait pour l’Afrique.
Aussi, vers la fin du mois de mars, prenait-il son envol pour s’en aller revoir l’ermite et les rives du Viaur. Mais il fallait passer la mer, peiner entre ciel et terre pendant plus d’une semaine, sans pouvoir manger, sans même boire, car l’eau de mer est trop amère, vous le savez.
Une année, notre coucou était si faible qu’il se posa sur une île battue par le vent. Il se traîna de roche en roche. Il but de l’eau de pluie dans une flaque. A force de chercher, il découvrit un gland sous des feuilles et il l’avala pour tromper sa faim.
Il n’y avait rien d’autre de bon à manger dans cette île. Le coucou but encore de l’eau de la flaque pour faire descendre le gland, mais le gland refusa de descendre. Je le digérerai bien en volant se dit notre coucou qui se lança dans le grand vent. Et le gland passa dans le jabot, puis dans le gésier. Le gésier se tortillait, se contorsionnait, mais le gland ne voulut pas se laisser triturer et poursuivit sa route tout entier.
Comme le coucou se posait sur la cabane de l’ermite, le gland arrivait à la sortie, au trou de service, sauf votre respect. Mais ce trou, était étroit et resserré, et le gland était dur et gros. Qui sait s’il monte là-haut vers le ciel ? Ou s’il descend là-bas sous la terre ? criait l’ermite à genoux et les bras en croix.
Sur la cabane, le coucou forçait du croupion, tant et si bien que la pauvre bête éclata. Le gland, comme un caillou de fronde, alla se planter dans un œil de l’ermite et lui creva la prunelle. L’ermite y vit le doigt du Tout-Puissant. Il se releva, couvrant d’une main l’œil ensanglanté. Il étendit l’autre main et s’écria : Mon Dieu, je sais maintenant que dans ton Grand Livre il y a des paroles que jamais ne comprendra. Moi je renonce à les comprendre, mais je veux travailler pour garder ta Loi.
L’ermite ramassa le coucou mort, l’enterra devant la cabane, recueillit le gland et le sema sur le tertre du pauvre coucou. Dès que son œil alla mieux, le saint homme débroussailla patiemment tous les alentours. Il brûla des fourrés ; il écrasa, à coups de masse, des rochers ; il arracha les racines à coups de pic.
Des paysans misérables, fuyant quelque mauvais seigneur, se cachaient dans les ravins. L’ermite Grégoire recueillit tous ces pauvres gens. Il les aida à construire chacun sa cabane. Lui, bâtit une chapelle pour pouvoir leur chanter la messe. Ainsi, sur les rives du Viaur naquit un village.
Mais le gland était né. Il était devenu chêne, mais pas un chêne ordinaire : l’ermite qui dans sa jeunesse avait beaucoup voyagé prétendait que cet arbre «était un chêne-liège, de ceux dont on utilise l’écorce.
Le village s’agrandissait : ilfallut jeter une passerelle en bois au-dessus du Viaur, puis un pont de pierre. L’ermite vieillissait. Il tomba malade. Tous ses paroissiens accoururent devant sa cabane. Lui, leur parla ainsi :
« Mes frère, je vais mourir. Je vous demande de m’enterrer en travers de la route, devant le pont. Ainsi, les passants et les bêtes impures, comme les cochons,piétineront mon corps décomposé. Je vous bénis une derrière fois : vous, le Viaur et le village. Votre village n’a pas de nom : vous l’appellerez Le Pont-au-liège en souvenir de moi et de mon arbre. Soyez toujours de braves gens ! »
L’ermite se tordit sur la brassée de paille qui lui servait de litière, battit l’air de ses bras, s’écria Seigneur ! Seigneur ! Et expira. Ses paroissiens en pleurs respectèrent ses dernières volontés : ils l’enterrèrent sans monument, en travers de la route ; ils baptisèrent le village Le Pont-au-liège. Et les eaux du Viaur, comme les siècles, s’écoulèrent.
Depuis longtemps le chêne-liège est arraché. Personne ne se souvient plus de l’ermite Grégoire, à part peut-être quelques vieux tout cassés qui évoquent parfois son nom dans leurs radotages. Le village, d’ailleurs, ne s’appelle plus Le-Pont-au-liège, mais Le Pont-de-Cirou, comme on disait déjà du temps du petit Balssa. De chaque côté du Viaur, plus d’une maison tombe en ruine. Pas même un curé dans le presbytère ! Demain, si tous les jeunes s’en vont, il n’y aura même pas de village…